La rue piétonne résonne au bruit des tambours. Le soleil du début d’après-midi ne décourage pas la foule grandissante devant les musiciens de Gwadloup An Nou. Aussi loin que ses souvenirs peuvent remonter, Dina n’a jamais connu un samedi à Pointe-à-Pitre sans cette animation de musique traditionnelle organisée par l’association culturelle. Avec les années, leur concept s’est développé et leur réputation a dépassé les frontières de leur île. Pendant ses études à Paris, Dina ne manquait jamais leur concert annuel au Zénith où toute la communauté antillaise se retrouvait pour adoucir l’amertume d’une vie construite loin de ses racines.
Le regard caché par ses lunettes de soleil et la tête fraîchement rasée protégée par une casquette, Dina observe la fillette qui entre dans la ronde avec une démarche assurée. Ses courtes tresses perlées voltigent en rythme alors que ses pieds chaussés de baskets semblent effleurer le bitume. La communication est établie. Son corps vibre au son du mendé. Au bout de quelques secondes, Dina se met à taper des mains pour l’encourager. La fillette mène littéralement le danse, forçant les musiciens à garder la même énergie. Son énergie galvanise la foule et Dina se surprend à crier un ayayay suraigü qui fait sursauter la touriste quadragénaire debout devant elle. Et le caméraman amateur accroupi. Son t-shirt blanc arborant les lettres GAN dans le dos ne laisse pas de doute sur son appartenance à l’association. Ses mini-créoles et sa chaîne en or brillent sous les rayons du soleil. Il ne peut pas avoir plus de 25 ans et doit faire environ 1m80, évalue Dina quand il se redresse. Il essuie rapidement les gouttes de sueur perlant sur son visage avec une serviette éponge qu’il laisse sur sa tête. Elle répond à son regard amusé par un demi-sourire qu’il retourne avec un clin d’œil avant d’aller se placer plus loin pour avoir un autre angle de vue.
Rejointe par une danseuse chevronnée de l’association, la fillette reste le centre d’attention. Quelques minutes plus tard, à bout de souffle malgré le large sourire qui illumine son visage, elle salue les musiciens et fait une révérence à la foule. Sous un tonnerre d’applaudissements, elle retourne au près de sa mère qui l’accueille avec un sourire plein de fierté. La danseuse continue le spectacle alors que Dina s’éloigne le cœur léger en direction de la rue Frébault. Les magasins ont beau changer de propriétaire, la municipalité peut construire de nouveaux bâtiments, détruire les anciens, Dina peut compter sur le GAN et sa représentation de rue du samedi pour se reconnecter à l’île.
“Psssst, princesse, si ta voix est aussi belle que ton corps, tu as toutes les chances pour gagner le concours Bay La Vwa,” déclare un jeune homme locksé distribuant des flyers à toutes les jeunes femmes passant à côté de lui.
Il ne s’adresse pas à Dina en particulier mais lui donne la publicité quand elle tend la main.
***
Le montage de la vidéo promotionnelle de Gwadloup An Nou n’aurait pas dû prendre plus de deux heures, mais Romuald n’arrive pas à se décider sur les rushs à utiliser. La jeune femme enthousiaste de l’après-midi apparaît sur plusieurs plans. Plus il la revoit, plus il est persuadé de l’avoir déjà vue, mais où ? Clairement, sa tenue décontractée affiche son statut de vacancière… Peut-être est-ce une ancienne camarade du lycée?
“C’est tout ? 2 000 streams et je n’ai même pas 50 euros ?” râle Willy en entrant dans la chambre.
Romuald garde son attention sur l’écran de son Mac Pro mais gratifie son frère jumeau d’un léger “hm mmh”.
“T’as entendu ce que j’ai dit ?”
“2 000 streams pour un artiste débutant, en Guadeloupe et sans promo. C’est plutôt pas mal, je trouve.”
“Peut-être mais c’est ridicule. Il me faut-“
“De la patience,” interrompt Romuald. “Et de meilleures chansons.”
“T’y connais rien en bouyon. Une chanson comme “Bad bad gyal”, c’est un tube. Peut-être que j’aurais dû rajouter une choré…”
” Ou juste avoir une meilleure chanson. Chanter be my bad bad gyal et an vlé an bad bad gyal sur 2 minutes fait un peu répétitif,” insiste Romuald en faisant un court retour en arrière avant de mettre lecture.
“C’est un vrai tube pour les vacances. Il faut juste que plus de gens l’écoutent.”
“Fais tourner le lien sur les réseaux sociaux.”
“Déjà fait,” soupire Willy en s’asseyant sur le lit. “J’ai pas envie de saouler les gens non plus.”
Le ton découragé de Willy pousse Romuald à se détourner de son ordinateur.
“C’est un uniforme propre,” anticipe Willy sur le fait qu’il soit en habit d’extérieur sur un lit qui n’est pas le sien.
Romuald sourit à l’expression de leur lien télépathique toujours existant. 3 ans qu’ils ne vivent plus ensemble. 3 ans que Willy s’éloigne de leur ressemblance à chaque nouveau tatouage et à chaque centimètre que ses cheveux twistés en vanilles prennent. 3 ans qu’il court après son rêve de carrière musicale. 3 ans de désillusions. Si leurs parents ne l’hébergeaient pas, son salaire au SMIC dans un fast food ne lui aurait pas permis de survivre vu qu’il dépense tout son argent en sessions d’enregistrement dans un vrai studio.
“Faut un peu de patience. Ton son est sorti en avril. On n’est qu’en juin.”
“Justement si je veux que ce soit un tube des vacances, ça doit se faire maintenant. Je suis prêt à faire n’importe quoi.”
Le smartphone de Romuald vibre sur le bureau et celui de Willy se met à chanter “An vlé an bad bad gyal”.
“Toi aussi, tu l’as reçu ?” demande Romuald après avoir lu le message WhatsApp qui vient de lui être transféré.
L’affiche promotionnelle du concours Bay La Vwa apparaît sur l’écran de son smartphone.
“J’en avais entendu parlé vers janvier mais je ne pensais pas qu’ils le feraient vraiment.”
“Apparemment c’est du sérieux. Ti Dé fait partie des artistes associés.”
Le visage de Willy s’assombrit. “Laisse tomber. Si elle est dans le jury, c’est mort.”
“Je crois qu’elle est dans l’équipe de coachs… mais même si-“
“Laisse tomber, j’ai dit. Elle déteste ma musique.”
“C’est elle qui te l’a dit ?”
“… Ça fait 3 ans que j’essaie de lui faire jouer mes sons dans ses mix. Elle ne l’a pas fait une seule fois. Si elle ne me donne pas la force, qui le fera ?”
Romuald n’a pas la réponse à cette question. Il ne trouve pas non plus les mots pour réconforter son frère quittant la pièce d’un pas lourd. Les deux heures suivantes, le montage vidéo pour GAN occupe son esprit mais ses pensées restent avec son frère. De la visibilité, c’est tout ce que Willy demande. La date de clôture des inscriptions est dans une semaine. Peut-être qu’il aura le temps de le convaincre d’ici là.
***
La mélodie à la guitare virevolte dans les alizés du soir. Dina ferme les yeux, un dernier murmure s’échappant de ses lèvres. Le chant des insectes reprend possession de la nuit dans les hauteurs de Saint-Claude. Les applaudissements de Ti Dé la ramènent à la réalité.
“Merci,” dit Dina avec un large sourire.
“Ma fi, tu devrais sortir ce son.”
“Je dois encore bosser dessus.”
Ti Dé lève les yeux au ciel et quitte le hamac où elle se prélassait. “À chaque fois, c’est ce que tu dis. Pour écrire pour les autres, y a du monde mais pour te mettre en avant y a personne.”
C’est un débat qu’elles ont depuis des années. Depuis l’époque où Ti Dé a commencé à mixer dans les soirées quand elles avaient seize ans. Elle se voyait déjà à la tête de sa maison de production avant ses 30 ans et Dina aurait dû être sa première artiste.
“T’en as pas marre que tes mots soient chantés par des voix médiocres ?” insiste Ti Dé, suivant Dina qui passe de la véranda à la salle de musique.
Un piano à queue trône au milieu de la pièce. Une dizaine de guitares sont alignées le long du mur près de la porte, à l’opposé de la ligne de tambours ka sur lesquels veillent les trois disques d’or de sa mère Ariel et le double disque d’or de son père Jo. Dina ne pourra jamais égaler les accomplissements de ses parents et il est hors de question de ternir leur héritage avec une carrière moins brillante.
“Je n’aime pas être sur scène,” déclare Dina en refermant la baie vitrée.
“Franchement, on vit à une époque où tu peux te permettre de ne pas faire de scène avec la bonne stratégie marketing.”
“Ça ne m’intéresse pas.”
“Mais si tu-“
“On peut changer de sujet ?”
Ti Dé soupire et lève les mains en signe de trêve.
“En tout cas, si un jour tu décides de te lancer, promets-moi que tu signeras avec moi.”
“Mais oui, cousine. Crée déjà ton label et on en reparlera,” promet Dina en tirant légèrement sur une locks de Ti Dé avant de lui passer le bras autour du cou.
“C’est le projet. Dès que j’aurai fini Bay La Vwa, je me concentre sur le lancement de Ti Dé Muzik. Les gens sont pas prêts.”
***
“Vous êtes sur Karayib Sound. C’est Lina au micro. Nous sommes toujours en compagnie de Ti Dé, la DJ qui vous ambiance tout au long de l’année. Alors Ti Dé, on a parlé de ton parcours dans le monde de la musique, tes collaborations au niveau local et dans la Caraïbe. On va terminer cette interview avec ton actu parce que si j’ai bien compris, tu fais partie du concours Bay La Vwa.”
“C’est ça. Comme tu l’as dit, Bay La Vwa, c’est un concours de chant. Il est ouvert à tout le monde. Il faut avoir 18 ans minimum. Et l’objectif est de lancer la carrière de celle ou celui qui sera la star de demain.”
“Concrètement ça se passera comment ?”
“Alors il y a trois phases. La phase de pré-sélection. Pour vous inscrire, vous devez envoyer une vidéo démo. Si vous êtes retenu, vous passez à la phase d’audition face au jury. Nous ne retiendrons que 10 personnes. Et enfin la dernière phase sera un boot camp de 10 jours. Pendant 10 jours, les candidats recevront un entraînement intensif pour produire un titre inédit. Les cinq candidats avec le plus de votes du public”
“Attends, le public peut voter ? ”
“Oui, tout à fait. Des vidéos du boot camp seront diffusées sur le site officiel pour aider le public à se faire une opinion.”
“Ah donc c’est comme une télé-réalité ?”
“Pas vraiment. Les vidéos seront plus comme un making-of pour que les gens se rendent compte du boulot accompli.”
“Okay et donc qu’est-ce qui se passera après le vote du public ?”
“Les cinq candidats avec le plus de votes monteront sur scène pour le show final à l’Atrium qui désignera le vainqueur.”
“Ça a l’air d’être une grosse machine,” commente l’animatrice radio.
“Quand on dit qu’on veut lancer la star de demain, c’est vraiment dans une dimension internationale. En terme de qualité musicale, je pense que la Guadeloupe n’a plus rien à prouver. La qualité musicale, on l’a. Maintenant il nous faut les infrastructures et la bonne stratégie marketing pour réussir. Bay La Vwa, c’est aussi le résultat d’une collaboration avec un label haïtien new-yorkais et quelques producteurs caribéens basés à Los Angeles, Miami et Paris.”
“Tu nous vends du rêve. Est-ce que tu peux nous en dire plus sur le jury ou l’équipe de coach qui va superviser le boot camp?”
“On veut garder l’effet de surprise, mais sachez qu’il y aura du lourd, du très très lourd.”
“En tout cas, on sait déjà qu’on pourra te retrouver. Quelle est la date de clôture des inscriptions ?”
“Vous avez jusqu’à ce soir minuit. Les candidats sélectionnés pour la phase d’audition devraient recevoir l’email de confirmation d’ici la fin de la semaine prochaine.”
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90%. Il est encore temps de fermer la page.
93%. Willy le remerciera quand il aura gagné.
95%. Willy le massacrera pour l’avoir inscrit sans le consulter.
97%. Romuald aurait peut-être dû choisir une autre vidéo.
98%. Willy n’a rien à perdre. Il voulait de la visibilité, il va en avoir.
99%. Romuald repart en France en août. Il pourra supporter la colère de son frère d’ici là.
100%.
Votre vidéo est en ligne. Veuillez cliquer pour confirmer votre inscription au concours “Bay La Vwa”.
Si Willy ne gagne pas, il sera dévasté. Mais il a tout pour gagner. Au moins il aura tenté.
Romuald inspire puis expire lentement. Clic.
Quelques secondes plus tard, l’accusé de réception arrive dans sa boîte mail. Il n’y a plus qu’à attendre.