[Halloween story] So’

Voici une ficlet pour célébrer la Toussaint.


“So’…”

C’est un appel. Un murmure. Un surnom oublié. Un souvenir refoulé.

Caché soigneusement par le feuillage d’un flamboyant centenaire, il observe les allées du cimetière animé par la foule du 1er novembre. De son perchoir, il compte les défunts de sortie en cette soirée où la porte des deux mondes reste ouverte quelques heures. Un moment suspendu dans l’éternité des esprits invisibles. Certains – surtout les grand-mères fraîchement décédées – restent assis sur le toit du caveau familial et écoutent religieusement les nouvelles de leur entourage. D’autres se promènent parmi les vivants, se délectent du rhum versé et s’amusent à éteindre les bougies que les enfants se disputent pour rallumer. L’odeur de la cire se mêle au parfum entêtant des nombreux bouquets de fleurs. C’est peut-être pour cette raison qu’il ne sent pas sa présence.

“So’…”

Cette voix douce. Cette voix entendue pour la dernière fois il y a 60 ans.

Est-elle vraiment revenue ?

Il se concentre et réduit sa forme boule de feu à la taille d’une flamme. Pendant deux heures, il fait inlassablement le tour des photophores, des lanternes et des simples bougies qui illuminent le cimetière. L’orage imminent met fin à sa recherche.

Le panneau « à vendre » sur le portail rouillé est pratiquement effacé. Même les manguiers bordant le chemin de graviers vers la villa gardent leurs fruits. Personne ne s’est jamais risqué à moins de 500 mètres de cette maison abandonnée après le cyclone Hugo.

Les herbes folles bougent à peine au passage de la boule de feu. Il n’a pas eu le temps de se nourrir ce soir, mais tant pis. Encore quelques mètres et il pourra remettre sa peau et rentrer se mettre à l’abri de l’orage. Le flash d’une petite lumière éclaire brièvement une silhouette.

C’est Elle. Assise sur une marche en pierre de la véranda, écouteurs dans les oreilles, smartphone à la main, elle attend.

Gardant sa forme originelle, il approche de son visage. De fines rides témoignent du temps qui les a séparés. Ses locks sont désormais parsemées de longs éclairs gris. Mais son regard, lui, n’a pas changé. Son sourire non plus.

Elle se lève, n’affichant aucune peur face à la flamme qui se transforme en torche de taille humaine.

-So’… murmure-t-elle en tendant la main vers lui.

Elle sait qu’il ne la brûlera pas, mais il ne supporte pas qu’elle le voit ainsi.

-Je reviens.

En une seconde, il retrouve la taille d’une flamme et s’envole vers l’intérieur de la villa.

***

Elle l’attend. Dans l’obscurité, sa longue robe blanche souligne ses formes voluptueuses alors qu’elle fait lentement les cent pas. Elle reste de dos alors qu’il descend les petites marches en pierre.

-Homme ou femme ? demande-t-elle sans se retourner.
-Homme.
-Âge ?
-35 ans. Je l’ai depuis 5 ans.

Il devine son sourire. Peut-être qu’il a choisi ce corps sain et désirable dans l’anticipation de ce moment redouté.

– Je me sens encore plus vieille.
-Tu es toujours magnifique.
-Tu es toujours séducteur.
-Regarde-moi.
-Tu sais pourquoi je suis là ? insiste-t-elle en continuant à lui donner le dos.

Pour les retrouvailles au goût amer qu’elle lui avait proposées. Il l’enlace et ferme les yeux alors qu’elle se laisse aller contre lui.


Je t’aime…
Je suis désolée…
Reste avec moi.
Je finirai mes jours avec toi.

Les souvenirs de leurs adieux et de cette promesse tourbillonnent entre eux alors que le tonnerre gronde.
-… Je ne sais pas si je suis prêt, reconnaît-il.
-Moi, oui.
-Tu en es vraiment sûre ?
-Je suis là pour finir ma vie avec toi.

Elle est la seule à connaître sa vraie nature. La seule à l’avoir accepté comme il est.
Elle lui fait face. L’orage éclate.

***

Le chant de la pluie contre les persiennes résonne dans la grande chambre plongée dans l’obscurité. Tout est rangé. Tout est prêt.

Le poignet gauche. Le cou. La cuisse droite. L’épaule gauche. Sa bouche… C’est elle qui choisit le point de son corps le moment et l’endroit où il doit poser ses lèvres de flamme. Il prend son temps, reste attentif au moindre soupir de douleur pendant qu’elle lui raconte sa vie. Les doutes, les déceptions, les victoires. Les gens qu’elle a rencontrés, la famille qu’elle, l’orpheline rejetée de tous, s’est construite, les défis qu’elle a relevés. Cette vie qu’il peut voir sur les photos encadrées sur les murs et dont il ne fait pas partie.

Elle lui raconte aussi ce qu’elle n’a jamais pris le temps de faire… Finir sa liste de livres à lire – sa wishlist en affiche 254 depuis la dernière mise à jour il y a un an. Apprendre à patiner sur la glace – la peur de se ridiculiser face à des jeunes l’en a empêché. Faire le tour des îles de la Caraïbe – à commencer par Sainte-Lucie…. Encore tant de choses à accomplir.
Pourtant, la voix de plus en plus traînante, elle s’abandonne à lui en lui confiant ses secrets les mieux gardés alors que le transfert d’énergie s’opère.

***

Nous avons le regret de vous annoncer le décès de Madame Mona Charbon dite Féfé. Enseignante retraitée. Décédée à l’âge de 68 ans. Cet avis est demandé par ses enfants Raphaël et Iliana. Les obsèques auront lieu à l’église du Moule aujourd’hui à 15 heures. La levée du corps…

So’ éteint la radio et rince rapidement son mug de café. Cette recharge d’énergie est la dernière avec ce corps. Son smartphone vibre sur la table de la salle à manger. C’est le mail de confirmation pour son billet de ferry au nom de Thierry D*****. Aller simple direction Sainte-Lucie. Départ dans 2 heures.

~~~~~~

Note : So’ est un soukougnan. Le soukougnan fait partie des mythes caribéens. Il vit parmi les êtres vivants le jour. A la nuit tombée il retire sa peau humaine et se transforme en boule de feu pour aller aspirer l’âme/le sang des gens. Il y a des rituels pour s’en protéger. Pour le tuer, il faut brûler sa peau humaine. En général, il est représenté comme une femme (âgée), mais il peut exister aussi des hommes soukougnan.

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