Dans un précédent article, j’avais parlé du manque de visibilité du cinéma ultramarin, mais je m’y connais mieux en télévision qu’en cinéma, donc il était plus que temps de faire un article sur la télévision. A la base, les téléspectateurs français ont tendance à dévaloriser la fiction française parce que les séries US ont toujours eu une place significative dans la programmation TV depuis les années 1960. Au fil du temps, les séries US sont devenus un critère d’évaluation pour les séries françaises au point où les analyses de nos séries passent généralement par une comparaison avec ce qui se fait aux Etats-Unis pour juger de leur qualité… Au-delà de la question qualité, qu’en est-il de la caractérisation des outre-mer dans les séries TV ? Avant de commencer, faisons un petit bilan. Combien de séries françaises connaissez-vous qui ne se déroulent pas à Paris ? Pouvez-vous nommer des séries qui se passent à la campagne c’est-à-dire où les personnages vivent dans un village, que les paysages réguliers sont les terres agricoles ? Que vous ayez pu en citer une ou pas, le fait est que vous savez qu’une série qui se passe chez les vignobles, dans les Alpes ou à l’île de Ré ne signifient pas pour autant que vous pensez que tout le territoire hexagonal correspond à ces terres viticoles, aux montages ou à une petite île. Par contre, pour les îles d’outre-mer, quelle représentation avez-vous à part la plage ?
Je ne parlerai pas des fictions historiques parce que les îles sont interchangeables par rapport aux mornes, aux mangroves, aux plages aux champs de cannes à sucre et de banane… Même si, vu les telenovelas brésiliennes que j’ai regardée dans mon enfance, je m’interroge sur l’architecture des maisons. Les maisons créoles, les maisons de maître dans les îles caribéennes francophones sont-elles interchangeables avec celles des îles anglophones et hispanophones ? Quoi qu’il en soit, ici, nous parlerons 20ème siècle et 21ème siècle.
J’ai soutenu Cut pendant 3 saisons (aussi problématique que la série soit, je compte bien regarder la saison 4 mais ce sera en mode no chill cette fois-ci), je retrouve avec plaisir Death in Paradise depuis 5 saisons. J’ai lutté mais j’ai réussi à regarder tous les épisodes de Dream: un rêve, deux vies (2014). Je viens de terminer la saison 1 de La Baie des Flamboyants (2007). J’étais fidèle au rendez-vous du mercredi il y a une dizaine d’années quand Foudre était diffusé sur France 2, j’ai suivi par intermittence Les Vacances de l’amour lors des premières saisons sur la fin des années 1990 et je ne ratais pas une rediffusion de Coeur Caraïbes, Aventures Caraïbes à la même époque. Je me souviens même de Runaway Bay diffusée entre 1992 et 1993…
Que ce soit de la comédie romantique, de la comédie romantique d’action, de l’action, du soap opera pur et dur, toutes ces séries m’ont toujours posé le même problème : pourquoi je n’arrive pas à reconnaître les îles que je connais ? Je parle vraiment juste des paysages, des rues, des magasins (quand ils sont montrés), des maisons.
En toute franchise, je ne suis jamais allée à la Réunion ni en Nouvelle-Calédonie, donc je ne peux pas avoir d’opinion personnelle sur leur représentation… Mais pour ce qui est de la Guadeloupe, de la Martinique et de Saint-Martin, j’ai quand même une expérience qui renforce ce sentiment que la fiction TV persiste à proposer une image unidimensionnelle des Antilles. Si je devais résumer, ce serait la plage et l’hôtel d’un côté et la savane, les bêtes sauvages en moins, de l’autre. Je me rappelle avoir dit que je suis toujours admirative face à la diversité de décors que ces îles offrent. D’où le paradoxe que ces séries soient tournées aux mêmes endroits, à des époques différentes, avec des décors différents, et pourtant elles véhiculent toutes le même cliché. Quand ces séries font le choix d’inventer une île comme Love Island (LVDLA) ou Sainte-Marie (DIP), je peux mettre mes œillères pendant une heure et me dissocier complètement, mais quand on énonce clairement que l’intrigue se déroule dans une île réelle, pourquoi faire comme si tout ce qui est local est forcément à des années-lumière de la modernité ? Pourquoi toujours la plage de sable blanc et jamais la rivière ou la plage de sable noir ? Pourquoi parler de villages d’une façon donnant l’impression que l’électricité et l’eau courante date d’hier et pas de villes ? Pourquoi toujours parler d’une cabane perdue au bord de l’océan (pause : les séries n’en parlent pas, mais les Antilles ont une saison cyclonique annuelle et une activité sismique, ce sont deux choses à prendre en considération quand on s’installe en bord de mer) ? Pourquoi des moyens de locomotion (quand ils sont à moteur) comme s’ils sortaient des années 60 ou une Jeep ?
La localisation, c’est-à-dire donner une empreinte, une vibe antillaise “lokal”, semble passer systématiquement par ce côté pittoresque tel que l’imaginaire européen occidental le conçoit. Visualisez l’île à la Robinson Crusoé ou à la Koh-Lanta. Et je pense aussi que c’est de là que vient le fait de se référer toujours à des “villages” et non à des “villes” ou à des “communes”. J’ai toujours l’impression que le terme village renvoie à une image du village d’Astérix ou de la petite bourgade qui se limite à la Mairie, à l’Eglise, à la Poste voire une gendarmerie. Je ne dis pas que cet aspect n’existe pas ou n’a pas existé, mais c’est comme partout : il ne résume pas du tout la culture antillaise qui s’inscrit dans notre ère de globalisation. Ce côté hors du temps qu’on peut y retrouver (voire reconstruire) n’exclut pas les changements dans le mode de vie de la population qui reflète des politiques publiques d’urbanisation et l’évolution des dynamiques sociales. C’est cet aspect que ces séries occultent en faisant largement appel à la suspension d’incrédulité des téléspectateurs.
Cut est la seule série du lot qui donne quand même le sentiment de voir La Réunion du 21ème siècle dans toute sa diversité d’environnement, et la cinématographie de Stéphane Meunier sublime sa beauté. Néanmoins, elle procède dans la même démarche de pseudo-colorblindness qui invisibilise l’Histoire de l’île alors que l’habitat en est le témoignage visuel. L’une des scènes de la saison 1 qui m’a marquée est celle où Charles montre sa maison d’enfance à Jules. C’est une cabane en bois d’à peine 10 mètres carré perdue dans le fin fond des terres apparemment. Cette scène est importante pour caractériser le personnage de Charles dont le machiavélisme s’est nourri de toutes ces années passées dans la misère. Je sais que Charles est comme un JR Ewing (oui, comparaison avec Dallas) qu’il faut voir comme le mal incarné, mais le scénario n’a jamais pris le temps d’éclaircir concrètement les origines de Charles. Si on transposait la scène deux secondes en Guadeloupe ou en Martinique, cela reviendrait à parler d’un béké dans une misère dramatiquement dramatique dans les années 1960/1970/80… Sans oublier que le béké en question se marie plus tard avec une Noire, puis une Indienne fortunées dont il a des fils métis mais dont il méprise les mères pour leurs origines… Retransposons, c’est comme si un Américain blanc se serait marié avec une Native Américaine, puis une Noire Américaine pour les utiliser et bâtir sa fortune… Un film avec ce scénario réussirait peut-être à être produit parce que Hollywood a montré la lenteur du changement de paradigme, mais une série avec cette intrigue pourrait-elle être diffusée aujourd’hui de l’autre côté de l’Atlantique sans la moindre contextualisation ni la moindre contestation d’au moins un personnage…
Mais je m’égare, donc pour revenir aux décors. Je peux citer l’exemple dans La Baie des Flamboyants où Ludovic et Cynthia tombent en panne d’essence au bord d’une route où on voit des voitures passer en arrière-plan toutes les deux secondes. Bien qu’il y ait des bâtiments autour, Ludovic s’énerve parce qu’ils sont dans un “trou perdu à l’autre bout de l’île”… Je ne sais toujours pas si la scène devait être prise dans un sens comique ou pas, vu qu’ils ne sont clairement pas dans un trou perdu. La scène aurait très bien pu se jouer dans les Grands-Fonds puisque la majorité de l’intrigue se déroule en Grande-Terre où il y a des grands axes mais aussi un grand nombre de petites routes sinueuses où il faudrait effectivement marcher des kilomètres pour trouver une station-service.
Pour prendre un exemple plus ancien : Coeur Caraïbe. Il y a profusion de scène avec la mer en arrière-plan, de scènes de prise de vue de l’océan à partir d’un hélicoptère, des scènes d’intérieur dans des maisons créoles, mais les rares scènes tournées en ville sont dans des plans tellement serrés sur les personnages qu’on n’a pas l’occasion de profiter de cet autre type d’architecture. Dans l’épisode 2, il y a cette séquence au marché : Victoire se fait “kidnapper” par un Noir. Il traverse le marché couvert pendant qu’elle se débat sous les yeux des marchandes. Finalement, elle réussit à se dégager et une marchande donne 2,3 tapes au kidnappeur qui finit par s’enfuir. Dans mes souvenirs, c’était pour faire peur à Linda et Victoire, mais quand même, si tu prémédites un faux kidnapping en pleine rue, au grand jour, le meilleur plan est-il de traverser un marché couvert blindé de gens avec l’otage ? Bien que la caméra suive séparément Victoire et Linda qui la cherche, la séquence est principalement en contre-plongée donc le décor n’apparaît que de façon tronquée. On voit juste brièvement une marchande coupant un giromon à l’entrée du second marché, mais le téléspectateur n’a droit qu’à un seul plan (en plongée) d’une vue d’ensemble pour se faire une idée de la configuration. On ne sait pas trop si c’est sur un marché pour fruits et légumes, un marché pour la viande, pour le poisson, des produits artisanaux, s’il est grand ou petit. Il est même difficile de se rendre compte que Linda emprunte le même trajet que Victoire. Le fait de définir le marché ne change concrètement rien à l’intrigue elle-même, mais c’est un élément qui aurait pu aider à la localisation. De même, filmer quelqu’un dans la rue en plan général paraît banal pour montrer l’environnement urbain mais ce dernier peut rester invisible s’il n’est filmé qu’à travers des gros plans ou des plans taille pour ne voir que les personnages.
Pour terminer sur l’exemple du marché local, prenons Foudre. C’est littéralement le premier endroit qu’Alex visite quand il débarque en Nouvelle-Calédonie pour retrouver Alice. Il ne sait absolument pas où elle est mais il suit un enfant avec une peluche de lapin blanc parce qu’un homme mystérieux lui a donné un flyer où est dessinée la “Alice au pays des Merveilles” de Disney (vous faites le rapprochement? Alice, lapin?). Et donc la mère et l’enfant quittent l’aéroport, prennent le bus et ils descendent à un marché local mais qui a l’air de faire partie d’une galerie marchande voire une grande galerie commerciale. Le simple fait de filmer l’entrée de face et de filmer en plan poitrine permet tout de suite d’avoir une idée de la configuration alors que les personnages même se déplacent dans un champ réduit. Hors sujet: cette scène est supposée être angoissante, mais elle est hyper drôle parce que les gens réagissent à l’altercation. Alex engueule son meilleur ami Léo, et un homme les regarde en mode “ils vont se battre ou…?” et tu as même une dame qui leur fait “chuuuut” en passant entre eux. Scripté ou pas, ça m’a fait trop rire.
édit: la vidéo youtube a été supprimée.
Quand l’intrigue quitte un hôtel, aucun décor ne garde une neutralité d’interprétation. La maison style coloniale existe pour une raison précise. Les immeubles dans le style de ceux de Pointe-à-Pitre ne peuvent pas être assimilés au même développement que les banlieues parisiennes (ou alors il faut vraiment nuancer). Voir la Soufrière ou des champs de cannes à sucre quand on passe d’une commune à l’autre ne signifie pas qu’il n’y a aucune urbanisation. Elle est juste différente, a été pensée et exécutée pour des raisons précises. Et les gens qui y habitent n’ont pas les mêmes histoires que ceux qui habitent en immeuble sur le territoire hexagonal.
L’exotisme d’Epinal, c’est la plage, le soleil et les cocotiers. Cependant, les îles offrent de multiples possibilités. Une journée détente peut très bien commencer par un tour au marché local le matin, manger de la cuisine asiatique à midi, se balader dans un centre commercial l’après-midi ou assister à une course de boeufs tirants, voir un film au cinéma le soir ou aller à une exposition puis dîner d’un bokit sur une promenade où s’alignent les food trucks (<== mot tendance pour désigner une forme de restauration de rue qui existe depuis des générations ailleurs) ou aller dans un léwoz avant de rentrer dormir dans une maison qui est dans les mornes mais équipée de l’électricité, de l’eau courante et du wi-fi. Tout ça sans mettre un pied dans l’eau, alors je vous laisse deviner quelles activités vous pourriez faire aussi bien à Paris qu’à Séoul. Dans un cas comme dans l’autre, ces activités n’ont rien d’exceptionnel. Elles ne sont pas incompatibles avec les activités locales puisque certaines se font en ville et les autres à la campagne, alors pourquoi ne pas intégrer aussi cette dimension dans la représentation contemporaine des outre-mer ?
One response to “#outremerfictionTV ou un exotisme d’Epinal”
[…] aussi évoqué la représentation des Antilles à la télévision occidentale, ma brève expérience à Séoul. J’ai également donné mon avis sur Formation de Beyoncé […]
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